lundi 1 septembre 2014

La Tourte voyageuse et moi

Vous le savez sans doute, la dernière Tourte voyageuse est morte au zoo de Cincinnati le 1er septembre 1914, il y a donc exactement 100 ans aujourd’hui. Depuis mon enfance, la tourte occupe une place bien particulière dans mon esprit. Même si les oiseaux sont les vraies vedettes de ce blog, je ne peux résister à l’envie de vous parler un peu de moi et, surtout, de ma relation avec la Tourte voyageuse. J’ai donc décidé de rassembler mes souvenirs sur cette espèce et de vous les présenter dans ce texte.

Lorsque j’étais enfant, c’est surtout aux mammifères que je m’intéressais. Je fouillais dans les livres à la recherche d’informations, en particulier sur ceux qui portaient le titre de « le plus… », c’est-à-dire le plus gros, le plus rapide, le plus rare, etc. J’avais un intérêt particulier pour le titre de « le plus rare » et j’avais monté une longue liste des espèces de mammifères menacés d’extinction à partir de données ramassées un peu partout. C’est probablement en cherchant ces informations que j’ai remarqué la Tourte voyageuse pour la première fois. Ayant été à une époque l’espèce d’oiseau la plus abondante au monde (wow! quel beau titre!!!), j’avais été fasciné par le fait de savoir à quel moment exact l’espèce s’est éteinte. J’avais trouvé cette information dans le livre Les oiseaux de la collection Le monde vivant des éditions Time Life. Ce livre avait été écrit par un certain Roger Tory Peterson, un ornithologue dont le nom allait devenir plus familier pour moi quelques années plus tard. Dans les dernières pages de ce volume apparaissait une photo du spécimen naturalisé de Martha, le dernier « Pigeon migrateur » (c’est ainsi que le traducteur avait nommé la tourte) avec un écriteau indiquant même qu’elle était morte à 13 h 00 heure locale. C’était parfait pour quelqu’un qui, comme moi, aime la précision! J’avais alors pris la décision qu’un jour, j’irais voir Martha au musée de la Smithsonian Institution!
 
La photo de Martha, la dernière Tourte voyageuse (Passenger Pigeon – Ectopistes migratorius)
qui m'a tant marqué, telle qu'elle apparaissait dans le volume Les oiseaux
 
À partir de ce moment, qui coincide pour moi au début d’un intérêt plus marqué pour les oiseaux, j’ai commencé à lire tout ce que je pouvais trouver sur les tourtes (ce qui m’a d’ailleurs permis d’apprendre le vrai nom de l’espèce). J’ai tellement lu et relu les textes présents dans les livres et encyclopédies à la maison que j’ai fini par les connaître par cœur et mon cerveau d’enfant faisait le reste. Ainsi, lorsque je voyais passer un « mariage d’oiseaux », j’imaginais la méga-noce que devait constituer la volée de 3,5 milliards de tourtes mentionnée dans les livres! Je regardais même les vieux Pins blancs de plus de 120 ans présents à La Pocatière en me disant qu’ils avaient peut-être déjà servi de perchoirs aux dernières tourtes!

À l’été 1978, après avoir vu des publicités mentionnant qu’une grande collection d’oiseaux naturalisés s’y trouvait, je suis allé visiter le Musée François-Pilote ouvert à La Pocatière quelques années plus tôt. À l’époque, une grande partie des collections de ce musée d’ethnologie provenait de l’ancien musée du Collège de Sainte-Anne, fondé en 1929 par nul autre que l’abbé René Tanguay. En entrant dans la grande salle du musée dédiée aux oiseaux, je me souviens avoir été impressionné par les différents montages mettant en vedette près de 800 spécimens capturés, achetés ou échangés au fil des ans par l’abbé Tanguay. Les yeux grand ouverts, je m’arrêtais devant chaque vitrine mettant en vedette les oiseaux dans une reconstitution (souvent minimaliste, mais l’effort y était!) de leur habitat. Il y avait même un montage regroupant les gallinacés (gélinotte, tétras, lagopède, etc) réalisé par Charles-Eusèbe Dionne!!! En faisant le tour de la salle, j’ai remarqué un petit meuble placé au centre avec un spécimen seul sous une cloche de verre. Je me suis approché pour voir qui pouvait bien mériter cet emplacement spécial… c’était une Tourte voyageuse!!!!! Pas une femelle avec des plumes manquantes à la queue comme la célèbre Martha, mais bien un mâle en parfait état!!! J’avais peine à croire qu’il y avait un mâle de Tourte voyageuse à moins de 400 mètres de la maison où je vivais à l’époque! Je me souviens encore très bien du choc que j’ai ressenti à ce moment. J’ai examiné ce spécimen plume par plume en imaginant l’immense colonie où il est peut-être né (la plus grande colonie rapportée, au Wisconsin, se serait étendue sur 2200 km²; en comparaison, une parcelle de l’atlas des oiseaux nicheurs couvre 100 km²!) ou faisant partie d’une bande de millions d’individus errants à la recherche de nourriture. Depuis, à chaque fois que je m’arrête au Musée François-Pilote, je ne peux m’empêcher de penser à ces mêmes scénarios en admirant la tourte.

Récemment, je me suis rendu au Musée François-Pilote afin de prendre quelques photos de la tourte. Surprise à mon arrivée : le spécimen avait été prêté au Musée régional de Kamouraska pour une période indéterminée! Qu’à cela ne tienne, j’ai trouvé un trou dans mon horaire et je me suis rendu à Kamouraska pour revoir (et photographier) cette chère vedette. Sur place, j’ai eu gentiment droit à une séance de photos seul avec la tourte que je voyais pour la première fois sans sa cloche de verre (et, oui, j’ai osé la toucher!). Plus tard, une petite recherche aux archives de la Société historique de la Côte-du-Sud m’a permis d’apprendre que ce magnifique spécimen provenait du Séminaire de Sherbrooke et avait été acheté par l’abbé Tanguay.

Tourte voyageuse (Passenger Pigeon – Ectopistes migratorius)
Musée régional de Kamouraska – 1er août 2014 © Claude Auchu
Tourte voyageuse (Passenger Pigeon – Ectopistes migratorius)
Musée régional de Kamouraska – 1er août 2014 © Claude Auchu
 
Tourte voyageuse (Passenger Pigeon – Ectopistes migratorius)
Musée régional de Kamouraska – 1er août 2014 © Claude Auchu
Avant son extinction, la Tourte voyageuse a bien sûr été sigalée dans la région de La Pocatière. Charles-Eusèbe Dionne mentionne dans ses ouvrages que l’espèce se voyait en grandes bandes dans plusieurs paroisses de la région, telles Saint-Pascal, Saint-Philippe-de-Néri et Mont-Carmel. Dans Une paroisse canadienne au XVIIIsiècle, l’historien Henri-Raymond Casgrain, natif de Rivière-Ouelle, écrivait : « Il n’y a pas encore bien des années, les tourtes arrivaient au milieu de l’été en quantité si prodigieuse qu’elles devenaient un fléau pour les moissons ». Il ne faut surtout pas croire que ces témoignages remontent à la nuit des temps. Ma grand-mère maternelle, qui est décédée en 2009 à l’âge de 101 ans, avait des souvenirs de sa propre grand-mère maternelle qui est née en 1833 (c’est l’année où Audubon a visité la Basse-Côte-Nord)! Mon arrière-arrière-grand-mère avait sûrement été témoin des ravages des tourtes dans ma région!

Le 12 décembre 1978, je mentionnais déjà à mes amis du secondaire III que le dernier Eider du Labrador connu avait été abattu exactement cent ans plus tôt jour pour jour, selon Les oiseaux du Canada de W. E. Godfrey. Mais, en ce 1er septembre 2014, toutes mes pensées vont vers la Tourte voyageuse, cette espèce qui est passée en quelques années seulement d’oiseau le plus abondant au monde à un simple souvenir.

Vraiment, la Tourte voyageuse est et demeurera l’espèce d’oiseau qui m’aura le plus marqué!
 
Pour plus d’informations sur la Tourte voyageuse, je vous suggère fortement de consulter la page anglaise consacrée à l’espèce sur Wikipédias, un site internet que j’aurais vraiment apprécié durant mon enfance!