mardi 17 janvier 2017

Il était une fois... une mangeoire à goélands!

Cet hiver, les oiseaux sont vraiment difficiles à trouver. La production de graines et de fruits sauvages a été presque nulle dans la région l’été dernier et les oiseaux, n’ayant rien à se mettre sous la dent (?), n’ont eu d’autres choix que de nous quitter. Pour les observateurs d’oiseaux, une des choses les plus simples à faire dans de telles circonstances est de trouver des mangeoires fiables en espérant que les oiseaux les aient trouvées eux aussi! Il y a quelques années, lorsque nous habitions aux Escoumins, nous avions mis en place une mangeoire bien particulière : une mangeoire destinée aux goélands!
Situé en Haute-Côte-Nord, le village des Escoumins est réputé auprès des ornithologues pour ses rassemblements de mouettes et de goélands et, peut-être plus encore, pour l’accessibilité des sites permettant de les observer de très près. La baie située devant le village offre aux oiseaux un endroit abrité où ils peuvent se nourrir et se reposer. Durant les six ans et demi passées aux Escoumins, nous avons réussi à voir 16 espèces de goélands et mouettes à l’intérieur de cette petite baie d’à peine 0,5 km²!
L’histoire a débuté le 15 décembre 1997 lorsque, en me rendant simplement au bureau de poste, j’avais trouvé deux Mouettes blanches en bordure de la route 138! Un des oiseaux était demeuré sur place jusqu’au 21 décembre, ce qui a permis à de nombreux observateurs de voir enfin cet oiseau de l’Arctique dont aucun représentant n’avait été « cochable » dans le sud du Québec depuis plus de 15 ans! Pour inciter cet oiseau déjà très peu farouche à s’approcher de nous, nous lui avions offert de petits morceaux de suif. Ces appâts avaient tôt fait d’attirer également plusieurs goélands, en particulier d’énormes Goélands bourgmestres. Après le départ de la mouette (et des observateurs…), nous avions continué à nourrir les goélands avec des morceaux de suif, mais en nous installant à la pointe de la croix, cette petite presqu’île qui nous offrait à la fois une bonne vue d’ensemble de la baie des Escoumins et du fleuve. Nous les avons nourris ainsi pratiquement à tous les jours durant le reste de l’hiver et les cinq hivers suivants!
Goéland bourgmestre, immature à son premier hiver (Glaucous Gull – Larus hyperboreus)
Les Escoumins – 5 février 2001 © Claude Auchu
Notre technique était bien simple. Dès notre arrivée aux Escoumins, nous nous étions liés d’amitié avec un boucher qui se faisait un plaisir de nous fournir du gras animal en grande quantité. Nous sortions donc régulièrement de l’épicerie avec un gros sac de suif que je taillais ensuite en petits cubes qui s’entassaient dans notre congélateur en portions quotidiennes. Nous conservions intacts les plus gros morceaux qui étaient destinés aux goélands les plus farouches.
La route conduisant à la pointe de la croix étant fermée aux automobiles durant l’hiver, nous étions donc bien tranquilles pour nourrir les goélands hivernants. Presque immobiles sur nos petits bancs, les oiseaux ont rapidement appris à lier notre présence à de la nourriture facile. Le bloc de suif était attaché à une grosse branche placée à une distance variant entre cinq et quinze mètres de nous, selon le taux de nervosité des goélands. Les petits cubes de suif étaient versés sur le sol près de moi et, à l’aide d’une vieille cuillère de bois, je lançais les morceaux aux goélands les plus audacieux. Certains oiseaux sont vite devenus très familiers et, à chaque hiver, un ou deux jeunes Goélands bourgmestres s’approchaient continuellement à moins d’un mètre de nous en marchant. Certains autres goélands venaient vers nous en espérant saisir au vol les morceaux de suif que je leurs lançais. Je me souviens en particulier d’un Goéland argenté adulte dont les larges rayures à la tête lui donnaient une allure particulièrement agressive. Il s’approchait de nous d’un vol direct en nous fixant avec son regard sévère et réussissait à tout coup à saisir à quelques mètres devant nous la nourriture que je lui lançais. C’était vraiment impressionnant!
Goéland argenté, adulte (Herring Gull – Larus argentatus)
Les Escoumins – 12 février 2003 © Claude Auchu
Nous avons vite constaté que chaque espèce avait son caractère distinctif qui se répétait à chaque hiver. Outre les jeunes Goélands bourgmestres qui se promenaient nonchalamment autour de nous, ce sont les Goélands arctiques qui étaient les plus audacieux. En les voyant de si près, nous avons eu l’occasion de constater toute l’étendue des variations du plumage de cette espèce. Autant chez les jeunes que chez les adultes, il n’y avait jamais deux individus semblables… De leur côté, les Goélands argentés étaient nettement plus prudents, préférant rester en périphérie de toute cette agitation. Une minorité osait tout de même s’approcher, mais toujours avec précaution. Les Goélands marins ont toujours été les plus farouches et ce sont eux qui s’accaparaient le gros bloc solidement attaché plus loin. Entre 30 et 50 goélands étaient nourris ainsi à tous les jours, sans compter plusieurs dizaines d’autres qui s’approchaient par curiosité. 
Goéland arctique, immature à son premier hiver (Iceland Gull – Larus glaucoides)
Les Escoumins - 23 janvier 2002 © Claude Auchu
Goéland arctique, un adulte au bout des ailes particulièrement pâle (Iceland Gull – Larus glaucoides)
Les Escoumins - 23 janvier 2002 © Claude Auchu

Goéland arctique, un adulte au bout des ailes particulièrement foncé (Iceland Gull – Larus glaucoides)
Les Escoumins – 9 mars 2001 © Claude Auchu
Ces rassemblements comprenaient aussi des goélands de passage. Ces visiteurs nous ont procuré de belles surprises dont plusieurs « Goélands de Nelson » (qui sont en fait des hybrides Goéland bourgmestre x Goéland argenté) et deux hybrides Goéland bourgmestre x Goéland marin. Un Goéland brun nous avait même visité à plusieurs reprises de décembre 2000 à mars 2001 établissant ainsi le deuxième hivernage complet de l’espèce au Québec! Nous nous étions même risqués à identifier quatre Goélands de Thayer près de notre mangeoire, en plus d’un autre oiseau dont je vous ai déjà parlé qui en était peut-être un…
Goéland… de Thayer? Noter le bout des ailes pratiquement noirs et les yeux sombres
Les Escoumins – 8 mars 2001 © Claude Auchu
Nous étions pratiquement les seuls à nous rendre jusqu’à la croix durant l’hiver. Les goélands apprenaient donc rapidement à nous reconnaître. Dès que nous apparaissions au loin, ils quittaient la baie et arrivaient au site de nourrissage bien avant nous. Parfois, lorsque nous étions sur place, les oiseaux prenaient peur et s’éloignaient. Par réflexe, nous levions les yeux au ciel en cherchant un éventuel pygargue mais, plus souvent qu’autrement, il s’agissait simplement d’un promeneur qui venait à peine de s’aventurer sur la route menant à la croix! Les goélands nous reconnaissaient, mais ils continuaient à craindre les autres humains!!! Par grands froids, lorsque le fleuve se remplissait de glaces pour quelques jours, seuls nos fidèles goélands demeuraient dans la baie. Certains individus devenaient alors très entreprenants. Avez-vous déjà fait manger des Goélands arctiques dans vos mains? Nous, oui! Lors d’une vague de froid, nous nous étions accroupis au sol avec de petits morceaux de suif dans nos mains. Après une brève hésitation, les Goélands arctiques étaient venus chercher leur pitance directement dans nos mains! Ce fut toute une sensation de les voir s’étirer le cou et saisir ces petites bouchées du bout du bec!
Goéland marin, immature à son premier hiver (Great Black-backed Gull – Larus marinus)
Les Escoumins – 9 mars 2001 © Claude Auchu
Il n’y avait pas que les goélands qui profitaient de ces banquets. Puisque nous avons toujours eu un faible pour les corneilles, nous leur réservions les meilleurs morceaux. Des retailles de belle viande rouge étaient souvent présentes sur les blocs de gras fournis par le boucher. Je prenais le temps de les couper en lanières que nous installions sur les branches au cœur des buissons. Les goélands n’y avaient pas accès, mais les corneilles venaient les chercher sans gêne à trois mètres de nous. Lorsqu’elles s’enfuyaient avec leur butin, elles avaient l’habitude de longer les fils électriques afin d’esquiver les poursuites des goélands. Il ne faut surtout pas oublier la visite de ce Pygargue à tête blanche adulte qui, après avoir goûté au bloc destiné aux gros goélands, avait essayé de s’envoler en tenant le morceau dans ses serres. Heureusement, il était bien attaché à une grosse branche!!!
Christiane servant la collation!
Les Escoumins – 15 février 2002 © Claude Auchu
C’est à la fin de mars que nous arrêtions de nourrir les goélands, tout juste au moment où la route d’accès était déneigée pour l’ouverture de la pêche aux crabes. Un grand festin avait alors lieu pour les goélands puisque tout le suif encore entreposé dans notre congélateur était offert d’un seul coup. Les Goélands à bec cerclé, fraîchement arrivés, se joignaient à la curée et ajoutaient leurs cris aigus aux notes plus rauques entendues depuis quatre mois. Lorsque nous recommencions à la fin de l’automne suivant, certains goélands de l’année précédente étaient de retour et le manège recommençait de plus belle!
Vous trouvez peut-être qu’il s’agit d’une bien étrange façon de s’assurer d’avoir des oiseaux à observer durant l’hiver. Mais si vous saviez tout le plaisir que nous avons eu…!